C’est la présidente croate, l’autre jour, qui a vendu la mèche:
«Les Américains vont choisir notre prochain président»
déclara-t-elle à la télé nationale, avant de se reprendre. Le lapsus,
chez les politiques, tient lieu d’alcootest. Car elle disait le vrai,
Kolinda. Ce qu’on pense ici ne présente plus aucun intérêt. Il n’est pas
un enjeu de taille en Europe dont la clef ne soit à Washington, pas une
donnée sensible dont la copie ne soit à Langley. L’Amérique dicte la
composition de nos assiettes, le règlement de nos banques, la poussée de
nos indignations. L’Amérique me fournit le système d’exploitation qui
me permet d’écrire cet article et à des armées de journalistes alignés
le logiciel de pensée qui leur permet d’écrire les leurs. Ainsi nos
médias de grand chemin ont-ils fait de l’élection d’Hillary Clinton une
cause sacrée.
C’est qu’entre les actes de l’Amérique progressiste
et ceux du reste du monde, il existe le même abîme qu’entre le bien et
le mal. Aux deux cent mille civils d’Alep-Est que les bombes russes
martyrisent répond le million de civils de Mossoul que les bombes
U.S. libèrent. Cette liberté-là n’a pas de prix! La précédente
libération de l’Irak a tué un demi-million d’enfants?
«Nous pensons que cela en valait la peine»,
estimait Mme Albright, la secrétaire d’État de M. Clinton. Si la
démocrate Madeleine, sous le démocrate Bill, vous le certifie, c’est
qu’on a vraiment minimisé les dégâts. Plus humain que les démocrates
U.S., tu meurs!
C’est sans doute ce que pensaient les académiciens
suédois, qui en 2009 offrirent le calumet de la Paix au démocrate
Obama. On n’en a pas vu la première bouffée. Durant son mandat, M. Obama
a ordonné
dix fois plus d’assassinats ciblés que M. Bush, étendu le
war business à
vingt-sept théâtres de conflits et bombardé sept pays. Le 5 octobre, son chef d’état-major Mark Mille a menacé le reste du monde de guerre totale:
«Nous vous frapperons comme personne ne vous a jamais frappés!»
Réussira-t-il à tuer plus de Russes qu’Hitler avec ses 20 millions?
Pour une législature baptisée au Nobel de la Paix, le finish est assez
paradoxal. Et ne parlons pas des performances de l’administration Obama
sur le plan intérieur: elles sont à la campagne de Trump ce que Kourou
est à la fusée Ariane.
Or Mme Clinton est un pilier de ce
système-là. Ce seul fait, même sans les révélations de WikiLeaks, eût
été compromettant. Mais avec WikiLeaks… Quoi, WikiLeaks? Cette officine
poutinienne? Que la féministe fervente soit financée par les coupeurs de
têtes saoudiens, que les mêmes sponsorisent l’État islamique et qu’en
plus elle soit au courant, voilà une «fuite» qui ne semble pas trop
alarmer nos correspondants. Ce qui les alarme, c’est l’usage qui
pourrait en être fait par le candidat républicain. Les preuves de la
sordide corruption de Hillary ne salissent que… ses adversaires! Le
logiciel d’autoaveuglement fonctionne sans failles.
«
Nous avons tous été assez satisfaits de dégrader le gouvernement, de
laisser tomber le civisme et généralement de conspirer à produire des
citoyens ignares et dociles. L’ignorance demeure forte, mais la
docilité, de toute évidence, se perd. Ce problème requiert un peu de
réflexion sérieuse…» C’est ce qu’écrivait Bill Ivey, le gourou de
Bill Clinton à la culture, à John Podesta, le chef de campagne de
Hillary, le 13 mars dernier. On peut soupçonner les Russes d’avoir aidé
WikiLeaks à «fuiter» ce mail, mais quand même pas de l’avoir écrit. Ce
«nous» semble désigner les maîtres à penser démocrates. A moins qu’il
faille l’étendre aux médias qui jouent la claque dans le numéro
d’illusionnistes du parti «progressiste» américain?
L’illusion
L’ère
Obama va s’achever dans quelques jours. Il y a de fortes chances que le
régime qui lui succédera nous fasse le regretter. Le monde sera
confronté soit à un affairiste fantasque, soit à une femme qui serait
mieux dans une maison de santé qu’à la Maison Blanche.
On n’a
aucune idée des capacités à gouverner de M. Trump, mais on peut d’ores
et déjà prédire qu’elles seront entravées par l’ensemble des rouages
d’État déjà en place, y compris ceux de son propre parti. Les potentats
républicains ne sont-ils pas allés jusqu’à se réunir en conclave avec
les patrons des médias et de la finance pour essayer d’abattre leur
propre poulain?
A l’incertitude Trump correspond une glaçante
certitude en cas de victoire du camp Clinton. Cette sociopathe démente
et corrompue a déjà fait ses preuves dans l’incompétence, la violence et
le mensonge. Quelques heures durant — le temps que les techniciens de
Google réagissent — son profil est apparu en première place dans le
moteur de recherche lorsqu’on tapait «pathological lying» (mensonge
pathologique). Elle n’est que la courroie de transmission d’un système
militaro-industriel littéralement déchaîné. Déchaîné parce que le
président sortant, avec ses hésitations de fond et sa fermeté de façade,
lui a laissé carte blanche.
Ce choix impossible ainsi que la
campagne de caniveau qui l’aura précédé ne sont pas tombés du ciel. Ils
sont pour une bonne part le bilan et la signature de la législature
précédente. Elle-même fondée sur des illusions grossières que personne
n’osait dénoncer pour la simple raison qu’on avait affaire au «premier
président noir».
Qu’on se souvienne de l’
obamania des
débuts. Du «Yes we can» entonné par les médias comme par les supporters
démocrates. Beaucoup se rappelleront avoir pleuré sur son discours
«historique» de Berlin où il promettait une lutte sans merci pour la
paix, pour l’égalité de droits, le sauvetage de la planète et pour tout
ce qu’on peut injecter de «stimuli positifs» dans un discours de pures
relations publiques.
Sur cet homme de paille, ma vision n’a jamais
varié. A l’époque, on m’invitait sur des plateaux de télévision ou de
radio pour jouer l’«avocat du diable» ou le rabat-joie. Je me contentais
de formuler des réserves, de rappeler que même la meilleure volonté du
monde d’un président élu ne pourrait substantiellement changer les
menées d’un empire global et des puissants groupes d’intérêt qui
l’animent. En face de moi, des gens pourtant éduqués à la logique et aux
lois de la raison annonçaient le Messie! Tant de naïveté, tant de
stupidité voire de perversion, m’effrayaient.
Obama était l’homme
du changement? Quel changement? On avait simplement remplacé les
mâchoires carrées de l’ère Bush par de la guimauve humaniste. Cet élixir
nous a anesthésiés face aux agissements réels de l’empire: il lui a
donc permis de devenir encore plus vicieux. Le règne Obama inaugure
l’ère du gouvernement par la communication publicitaire, nécessairement
doublée d’une aggravation de la violence institutionnelle sous toutes
ses formes.
Nous voici arrivés à la fin de cette illusion.
L’Amérique a proclamé l’état de guerre perpétuel et le monde est un
chaos de conflits et de déplacements de populations. Mais il y a
peut-être pire.
La vraie menace
Nous sommes à deux doigts
de la guerre nucléaire. Encore une fois, la menace est explicitement
formulée par les États-Unis. Mais nous ne l’entendons pas, car c’est
trop gros. Que le chef des armées U.S. se hasarde à menacer les «ennemis
de notre mode de vie» — lisez: la Russie — de guerre totale, cela
paraît si énorme qu’on préfère ne pas l’entendre. Or de deux choses
l’une: soit cet homme est trop stupide pour comprendre la conséquence de
sa menace (la destruction inéluctable de son propre pays et de la
planète), soit il pense s’adresser à un public trop stupide pour la
comprendre. Or le destinataire premier de sa rodomontade est évidemment
domestique, américain. Dans les deux cas, on frémit.
Et pourquoi
ces bruits d’apocalypse? Parce que les États-Unis n’ont plus d’autre
option pour ne pas perdre la guerre en Syrie. Parce qu’ils ont été
obligés de griller un camouflage majeur de leur stratégie globale en
dévoilant leur incapacité à combattre réellement le terrorisme
islamique. Un terrorisme qu’ils ont eux-mêmes fabriqués, comme le
montraient depuis un quart de siècle les enquêteurs les plus lucides et
les plus courageux, dont notre auteur Jürgen Elsässer dans
Comment le Djihad est arrivé en Europe.
Comme le documentent désormais les «lanceurs d’alertes», Snowden ou
WikiLeaks. La stratégie de la dislocation du monde musulman laïc et
non-aligné par la régression islamiste — et de l’asservissement du reste
du monde par la peur ainsi créée — fut initiée en Afghanistan dans les
années 1980 avec l’argent saoudien et grâce à l’agent de la CIA (et
prince saoudien) Oussama Ben Laden. Elle est l’outil premier de la
domination globale. Si elle est percée à jour, que reste-t-il d’autre
que les missiles?
Cette situation est bien pire que la crise de
Cuba. En 1962, les deux superpuissances avaient à leur tête deux hommes
d’État intelligents et responsables, Kennedy et Khrouchtchev. Ces hommes
comprenaient la marche du monde et connaissaient le poids de leurs
actes. Ils entretenaient une correspondance personnelle. On voit mal
avec qui, à quelle adresse, M. Poutine pourrait aujourd’hui
correspondre. Lui-même et son ministre Lavrov ne cessent de sonner
l’alarme sur l’inconsistance, la légèreté et l’illogisme du personnel
qui leur fait face du côté occidental.
Il se peut qu’il subsiste,
au sein de l’Empire, des structures profondes qui voient la réalité en
face, pèsent froidement les risques et veillent à corriger les dérives
de l’avant-scène. Les démarches très ciblées du FBI à l’encontre de
Mme Clinton pourraient en témoigner. Mais, sur le long terme, la
stupidité apparaît comme la menace première pour le monde occidental,
devant le réchauffement climatique, la mort des abeilles ou la guerre
nucléaire.
C’est ce qui ressort, entre autres, des correspondances
entre les gourous médiatico-politiques américains diffusées par
WikiLeaks. L’existence même de ces mails vaniteux et bavards où l’on
divulgue par écrit des stratégies et des collusions qui ne se
construisent qu’à mots couverts montre déjà l’étendue de l’archipel de
la bêtise. En l’occurrence, de cette bêtise particulière qui procède du
sentiment d’impunité.
Elle nous indique par ailleurs que la dérive
bestiale des médias de divertissement, le conformisme pavlovien des
médias dits d’information, l’enseignement du non-savoir et de la
non-pensée dans les écoles ainsi que la terreur du politiquement correct
qui castre les universités pourraient témoigner d’une visée d’ensemble:
le gouvernement des masses par l’ignorance et la docilité.
«L’ignorance se maintient, mais la docilité se perd»: on croirait entendre le
Dictateur de Chaplin.
Voici une vingtaine d’années, le journaliste visionnaire suisse Claude Monnier avait publié dans son
Temps Stratégique
un pronostic sidérant. «Demain, la pub sera toute notre vie», annonçait
une universitaire américaine avec une apparente impartialité qui
cachait, déjà, la résignation à un tel programme. A voir la tournure des
choses aujourd’hui, il apparaît qu’elle avait raison. La pub, comme
effacement des barrières critiques et stimulation des appétits
inférieurs, est en train de devenir le
bon ton de la vie en
société globalisée. Elle a déjà affecté, aidée des béquilles
informatiques, la capacité de jugement moyenne des masses. Si tel est le
programme du monde où nous devrons vivre, il mérite bien une guerre
nucléaire.
Slobodan Despot | 6 novembre 2016 | ANTIPRESSE n° 49
- La première partie de cet article est parue ce 6 novembre dans Le Matin Dimanche.
Source:
Antipresse
Slobodan Despot - Entretien : http://arretsurinfo.ch/slobodan-despot-le-traitement-special-reserve-aux-russes-et-aux-serbes-est-motive-par-leur-insoumission/
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