lundi 4 novembre 2013

Et si les bonobos étaient de grands humanistes ?


Le Point.fr - Publié le  - Modifié le 

Le primatologue Frans de Waal montre que la racine de la morale des hommes et de leurs religions est à chercher dans leur condition de mammifère. Rencontre.


Propos recueilis par Marion Coquet :Quel est le point commun entre l'humanité dépeinte par Boschdans Le jardin des délices et une communauté de bonobos ? Entre les commandements de Dieu et les bâillements contagieux des chimpanzés ou des singes ? Le primatologue Frans de Waal étudie depuis trois décennies les manifestations de l'empathie chez les mammifères en général, et les grands singes en particulier. Dans son dernier livre, Le bonobo, Dieu et nous (éditions Les Liens qui libèrent), malicieusement sous-titré "à la recherche de l'humanisme chez les primates", il va plus loin et inclut les religions elles-mêmes dans ses réflexions sur les origines animales de la moralité. 
Le Point.fr : Comment avez-vous commencé à travailler sur l'empathie chez les grands singes ? 
Frans de Waal : J'étudie depuis longtemps leurs processus de réconciliation : celui qui perd un conflit est approché par les autres qui le touchent, le caressent, lui font des baisers. J'ai assisté, un jour, à un colloque où intervenait Carolyn Zahn-Waxler, pionnière des recherches sur l'empathie chez les enfants. Elle décrivait, chez des petits de moins de deux ans, des comportements extrêmement similaires à ceux que j'avais observés : spontanément, ils embrassaient leurs proches mal en point, leur demandaient comme ils allaient, etc. C'est ensuite que j'ai commencé à réfléchir sur la moralité, justement parce qu'elle ne peut, selon moi, exister sans empathie. 
Cette idée fait-elle l'objet aujourd'hui d'un consensus parmi les scientifiques ? 
En 1996, lorsque j'ai publié mon premier livre sur le sujet, Le bon singe, la notion d'empathie chez les animaux était très controversée. Elle a été depuis mise en évidence chez les souris, les rats, les éléphants... Tous les mammifères, en réalité, manifestent une sensibilité aux émotions des autres. 
Est-ce le rapport mère-enfant qui est essentiel ici ? 
La plupart des scientifiques le pensent, en effet. Il faut que la mère réagisse aux signaux de ses petits lorsqu'ils sont en danger, sans quoi elle risque de les perdre. Ce qui explique que l'on constate plus d'empathie chez les femelles que chez les mâles. Ce qui permet de comprendre, aussi, le rôle de l'ocytocine dans les interactions sociales (des expériences ont été menées dans lesquelles les sujets se montraient davantage prêts à prêter main-forte à autrui après avoir inhalé cette hormone, sécrétée notamment par la femme pendant l'accouchement et l'allaitement, NDLR). 
DR
À trois ans, Vic, un bonobo mâle du zoo de Cincinnati, s'est lié d'amitié avec un garçon du même âge qui venait le voir chaque semaine, emmené par son père. Le singe et l'enfant se regardaient dans les yeux à travers la vitre et on voyait bien qu'ils étaient amis, selon la photographe Marian Brickner. © Marian Brickner
Quelle est la spécificité des bonobos ?
Ils sont les plus empathiques des primates. Il existe entre eux très peu de violence, et une grande sensibilité aux émotions des autres. Des observations très impressionnantes ont été faites, à ce sujet, sur les jeunes du sanctuaire de Kinshasa. Certains d'entre eux sont des orphelins, dont les mères ont été tuées par des chasseurs. D'autres sont nés en captivité. Or, de même que les orphelins humains peinent à contrôler leurs émotions et à répondre à celles des autres ou à les consoler lorsqu'ils sont affectés, les jeunes bonobos privés de leur mère consolent peu les autres jeunes et sont rapidement stressés. Lorsqu'ils perdent un conflit, ils peuvent crier pendant plusieurs minutes quand les autres se calment au bout de quelques secondes. 
Pourquoi avoir voulu introduire, dans ce débat sur les origines de la moralité, la question de la religion ?
Aux États-Unis, elle est beaucoup plus discutée, et surtout de façon beaucoup plus passionnée qu'enEurope en général et en France en particulier. On vous dira, ainsi, qu'il est impossible d'être moral sans être croyant, que sans Dieu nous serions livrés au règne de l'égoïsme et de la cruauté. Je crois, pour ma part, que la religion a été une étape. Elle a sans doute été très importante pour la construction des sociétés humaines : si elle est présente partout, c'est qu'elle a un intérêt social, qu'elle permet aux groupes humains de fonctionner harmonieusement. Durkheim parlait ainsi de son "utilité laïque". Mais je ne suis pas certain qu'elle soit toujours nécessaire dans le monde et pour les sociétés d'aujourd'hui.
Vous ne posez entre l'empathie animale et la moralité humaine qu'une différence de degré.
En effet. Mais les choses sont bien sûr beaucoup plus complexes chez nous. La moralité humaine ne peut, je crois, exister sans l'empathie. Cela ne signifie pas qu'on puisse l'y réduire. Chez les primates, on retrouve certaines de nos bases émotionnelles, dans la résolution des conflits, l'attention aux autres ou le sens de la justice. Un singe à qui l'on demande de faire un exercice et que l'on récompense avec du concombre refusera par exemple de coopérer s'il constate que son camarade, pour le même effort, reçoit du raisin, un mets de choix.
L'empathie que vous observez chez les animaux n'existe cependant qu'au sein d'un groupe.
C'est vrai, bien que certaines espèces, comme les bonobos, les dauphins ou les chiens, puissent, par exemple, la manifester à l'égard d'autres animaux : on a vu des baleines d'espèces différentes combattre ensemble contre une orque qui attaquait le petit de l'une d'elles, ou des dauphins sauver des hommes. Certaines espèces cependant, comme les chimpanzés, sont extrêmement xénophobes. L'empathie, à l'évidence, a d'abord évolué dans et pour les groupes.
Deux femelles chimpanzés s'enlacent en regardant un violent combat au sein de leur communauté © Frans de Waal
Vous décrivez dans votre livre certains tests, mais vous évoquez plus souvent des observations que vous avez réalisées parmi des groupes de singes... N'atteint-on pas ici les limites du vérifiable ?
On ne peut en effet pas savoir ce que les animaux ressentent. De même, d'ailleurs, que les tout petits enfants ne mettent pas de mots sur les raisons pour lesquelles ils consolent leurs pairs. Mais nous sommes si proches des grands singes que l'on peut à juste titre supposer que des comportements similaires ont des causes similaires. En outre, certaines expériences sont possibles. On sait, par exemple, qu'un être humain est sensible au stress d'autrui : son taux de cortisol, l'hormone du stress, augmente en même temps que celui de la personne stressée. On est aujourd'hui en train de tester la même chose sur des souris. D'autres recherches expérimentales sur le comportement, comme les bâillements contagieux, peuvent montrer également cette perméabilité aux émotions.
Vous évoquez également le rapport des grands singes à la mort, et aux phénomènes naturels. Que sait-on à ce sujet ?
Les primates comprennent, je crois, très bien la mort des autres, ils savent qu'il s'agit d'un changement définitif. Mais cela ne signifie pas qu'ils la lient à leur propre disparition : nous ignorons ce qu'il en est. Je parle par exemple dans mon livre des manifestations de consternation d'un groupe dont un membre meurt et, à l'opposé, d'un singe qui était condamné et qui, à aucun moment de sa maladie, n'a changé de comportement ni n'a semblé "déprimé" par la perspective de sa fin. Cela m'intéressait de poser cette question, parce que l'une des explications souvent données à l'apparition des religions dans les sociétés humaines est ce rapport à la mort, et à la perspective de ce que l'esprit devient après la disparition du corps. 
Je parle, pour ce qui est des phénomènes naturels, de sortes de "danses de la pluie" observées à plusieurs reprises chez les grands singes. Elles ont encore été peu étudiées, mais l'on pourrait parfaitement tester les réactions des primates à des bouleversements inhabituels de leur environnement.
Votre livre a-t-il provoqué des résistances ? 
Les critiques les plus dures sont paradoxalement venues des athées - à cause de ce passage où j'imagine un bonobo s'adresser à eux pour leur dire que cette question de la religion n'est, au fond, pas si importante... Certains croyants, à l'inverse, m'ont dit qu'ils n'étaient pas opposés à mes propos, parce que leur religion supposait, également, une tendance à l'empathie et à la justice présente dans le coeur ou l'esprit des hommes.

Frans de Waal, Le bonobo, Dieu et nous, éditions Les Liens qui libèrent, 363 pages, 23,80 euros.

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